Il existe des œuvres dans nos quartiers qui dépassent leur simple statut artistique.
Elles sont des repères visuels et affectifs, des fragments de mémoire collective, des témoins d’histoires populaires. C’était le cas de la fresque La Fraternité, peinte en 1993 sur un mur de la cité du Franc-Moisin à Saint-Denis.
130 mètres de fresque.
130 mètres de vie, de symboles, d’histoire.
Aujourd’hui, cette œuvre a été détruite, sans qu’aucune alerte n’ait été sérieusement prise en compte. Elle représentait une femme kabyle au-dessus d’un globe tenu par une main : une allégorie d’un Nouveau Monde, réalisée par l’artiste américain Eloy Torrez, dans le cadre d’une commande du ministère de la Culture.
Cette femme kabyle n’était pas un choix anodin. Elle portait dans ses traits l’histoire d’un peuple fier, marqué par la colonisation, l’exil, la résistance, et l’amour de la liberté.
La Kabylie, c’est une terre de montagnes et de luttes, de poésie et de douleurs, de langue et de mémoire, dont de nombreux enfants ont trouvé refuge en France — et notamment à Saint-Denis, ville d’accueil, ville monde, ville où les mémoires de l’Algérie croisent celles des rois et reines de France.
Cette fresque incarnait le dialogue entre l’histoire populaire et l’histoire officielle, entre le peuple kabyle et la terre de Saint-Denis, entre exil et enracinement.
Elle racontait quelque chose de profond, d’universel, mais aussi de très local : l’histoire du Franc-Moisin, des bidonvilles aux cités, des exils aux solidarités, d’une mémoire populaire à préserver.
La disparition de cette œuvre suscite une vive émotion dans la population, dans le quartier, chez les habitant·es qui l’ont vue grandir avec eux.
À l’image de la vidéo publiée par mon amie Diangou Traoré, habitante et militante très active du Franc-Moisin, dont les mots sincères et le bouleversement traduisent ce que beaucoup ressentent ici : une blessure. Une violence symbolique. Une absence de respect.




Car cette fresque n’a pas disparu par accident.
Elle a été effacée en toute connaissance de cause, sans que la Ville de Saint-Denis, Plaine Commune, l’ANRU, ni les services déconcentrés de l’État n’agissent pour sa préservation.
Cela constitue une faute politique majeure.
Dans une ville qui place – à juste titre – la culture, l’art et la mémoire au cœur de son héritage, comment expliquer qu’une œuvre de 130 mètres, porteuse d’histoire et de sens, soit rayée du paysage sans débat, sans réflexion, sans trace ?
Par ailleurs, le renouvellement urbain mené dans le cadre de l’ANRU ne peut rimer avec l’effacement de la culture, de la mémoire des quartiers et des œuvres qui les habitent.
Il doit au contraire s’appuyer sur ces héritages pour construire des quartiers vivants, respectueux des histoires et des identités des habitants.
Nous le disons avec gravité : effacer un tel pan de mémoire populaire, ce n’est pas neutre. C’est détruire une part de ce qui lie les générations, les cultures, les luttes.
La Fraternité n’était pas qu’un ornement mural.
Elle portait une vision du monde, une fierté d’appartenance, un ancrage.
Elle disait que les quartiers populaires ont une mémoire digne, une beauté propre, une histoire à raconter.
Un tel acte ne peut rester en l’état.
Nous demandons réparation, et non pas une réparation symbolique ou technocratique.
Mais une réponse construite avec les habitant·es, avec les associations du quartier, avec les artistes, avec celles et ceux qui font vivre le Franc-Moisin au quotidien.
Il ne s’agit pas simplement de repeindre un mur. Il s’agit de reconnaître une blessure, de recréer du sens, de faire mémoire autrement.
En mon nom, et au nom de l’ensemble des insoumis·es de Saint-Denis et Pierrefitte-sur-Seine, je réaffirme notre attachement à la mémoire populaire, à l’art dans l’espace public, et à la justice culturelle. Nous serons aux côtés de celles et ceux qui refuseront que l’on tourne cette page sans mot dire.
Nous n’oublierons pas.
Et nous continuerons à défendre l’art comme acte de mémoire, de dignité, et de résistance.
Le 17 septembre 2025